Mise en page d’un manuscrit




Les techniques de réglure :


Lorsque le copiste se trouve devant un feuillet de parchemin, il doit le préparer pour pouvoir disposer son écriture tout en prévoyant l’emplacement des lignes, des colonnes, des différentes marges et réserver une place pour les initiales voire même pour les lettrines et si besoin est une ou plusieurs miniatures pour la mise en lumière du texte. C’est ce qu’on appelle la justification.


Les lignes ainsi tracées sont très importantes car elles sont là pour guider la main du scribe mais aussi et surtout pour guider l’œil du lecteur. Des lignes trop courtes peuvent gêner la lecture. Dans les lignes trop longues, l’œil manque de repère d’où parfois la nécessité d’une disposition en deux colonnes.


L’œil du lecteur sera aussi guidé par la rubrication.


Parfois, dans certains manuscrits, comme le  livre de Kells, à certaines pages, la ligne d’écriture est commencée comme il se doit au-dessus de la  ligne de réglure et elle est terminée en écrivant sur la ligne de réglure, c’est le procédé dit « détour en chemin » ou très imagé « tête sous l’aile ».1


Cette réglure sera exécutée  de différentes manières selon les manuscrits et surtout selon les époques. Ce qui a souvent été constaté en examinant de nombreux manuscrits à travers les siècles, c’est qu’elle fut d’abord exécutée à la pointe sèche jusqu’à à peu près la fin du XIème siècle, puis à la pointe de plomb (minerai de plomb argentifère utilisé comme mine de crayon ou minerai carboné.) au cours des XIème et XIIème siècles et enfin à l’encre.


Réglure d’un parchemin à la pointe sèche, Dame Maëlle, Aisling-1198

 

Réglure à la pointe sèche, détail. (Aisling-1198)

 

 














Cependant, toute généralisation serait trop restrictive voire erronée. Nous pouvons néanmoins dégager les grandes lignes directrices :

Ainsi, si on observe entre autres les manuscrits des monastères vosgiens conservés à la bibliothèque Municipale d’Epinal et cités dans la thèse de Marie José Gasse -Grandjean2, on constate que de nombreux manuscrits du IXème siècle sont réglés à la pointe sèche, notamment :

-« Hieronymus », (Ps) ms 49;

-« Augustinus homiliae quinquaginta », ms.72;

-« Commentarium in psalmos », ms. 114;

Ceux du Xème siècle également :

– « Augustinus , tractatus in Evangelium Johannis », ms 95;

-“Dominicalia Evangelisper circulum anni”, ms. 105;

D’autres du XIème siècle comme :

-« Marcus,  Evangelium » ms 265

Et  parmi ceux du XIIème, on peut repérer :

-« Ordo antiquus monasterigorziensis »ms 148;

-« St Grégoire, moralia in Job » ms 122;

-“Homiliarum”, ms 20.


Un des manuscrits se trouvant commencé à la fin du XIème et achevé au début du XIIème montre en quelque sorte une transition : il est d’abord réglé à l’aide d’une pointe sèche puis la réglure se poursuit à la pointe de plomb. Il s’agit de :

-« Bernardus Papiensis », ms. 146.

On va retrouver souvent cette réglure à la pointe de plomb à partir de la fin du XIème jusqu’au XIIIème environ .C’est ainsi qu’on la trouve dans :

-« Acte latin du Duc de Bourgogne », 1191, Archives départ. de la Côte d’Or 15 H110-1;

Et toujours à la B.M d’Epinal :

-« Vie de Saints », ms. 76, XIIIème;

-« Petrus Comestor,historia scolastica », XIIIème;

Et même parfois au-delà du XIIIème :

-« Cartulaire d’Epinal », XIVème;

-« Innocentus », ms. 261, XIVème;

-« Biblia », ms. 119, XVème;

-« Cartulaire de la chapelle St Léonard de St Dié », XVème.


Dans une bible du XVème (ms119) on retrouve à la fois une réglure  à l’encre noire et une à la pointe de plomb. Effectivement, ensuite, après la pointe sèche et la pointe de plomb, les réglures à l’encre sont plus fréquentes. Le plus souvent, il s’agit d’encre noire. Elle peut paraître brune ou rousse dans certains manuscrits à cause de l’oxydation du sulfate de fer contenu dans l’encre métallo-gallique. Puis, vers le XVème siècle, on trouvera aussi de l’encre rouge, par exemple dans les Heures dites de Luxembourg à l’usage de Rome (Bruges, deuxième quart du XVe3 )ou Les Grandes Chroniques de France, milieu du XVème4 et plus tard  dans ces livres d’heures de 1588 (BM Epinal, ms 230 et ms 2333) et « brevarium » de 1580 (BM Epinal, ms174).


Plus rarement, on peut trouver une réglure à  l’encre violette  ; c’est le cas dans le « nouveau livre d’heures » de Jean Le Tavernier, celui-ci étant enlumineur sous Philippe Le Bon.


Mais cette évolution : « pointe sèche-pointe de plomb-encre » est loin d’être généralisable et on peut retrouver des manuscrits du XIIème dont la réglure est déjà à l’encre noire :

-« Johannes, Apocalypsis », ms 167;

-« Expositio brevis in Johannem », ms 199;

Revenons à la réglure à la pointe sèche: tantôt les lignes étaient tracées sur la face du parchemin, tantôt au verso.


Lorsqu’elles sont tracées, les lignes de réglure forment un sillon en creux au recto et un relief au verso : le billon (on trouve aussi le terme de côtelure).5

« La réglure s’appuie sur des repères que constituent des points faits à l’encre, des piqûres ou une réglette (cadre en carton ou en bois dans lequel sont creusées des lignes). La mistara (cadre à régler dans lequel étaient tendues des cordelettes sur lesquelles on appuyait fortement pour tracer les lignes-guides) fut très fréquemment utilisée en pays d’Islam. A la fin du moyen-âge, on utilisait aussi le râteau (instrument muni de plusieurs pointes traçantes permettant de tracer plusieurs lignes à la fois) »6 Pour le dessin d’une mistara, on peut se reporter à cet article espagnol7


J.-P. Gumbert nous instruit sur la réglure des manuscrits à la fin du moyen-âge8 C’est ainsi qu’il décrit deux types de réglure qui visent à faciliter le travail de préparation : la réglure au peigne qui permet de tracer d’un seul coup plusieurs lignes à l’encre et l’utilisation de la planchette à régler qui assure la linéation en relief d’un folio entier.


Pour exécuter la réglure, il fallait des points de repère, des marques sur le parchemin. Dans son enquête codicologique sur les manuscrits provenant de la Grande Chartreuse, Dominique Mielle de Becdelièvre constate une absence générale de piqûres intérieures lorsque le feuillet est réglé à la pointe sèche. Leur apparition est liée à la réglure à la pointe de plomb puis l’usage s’est conservé avec la réglure à l’encre. Toutefois, là non plus ce n’est pas général9


Ces piqûres ont souvent une forme triangulaire ou circulaire rarement de petites fentes. Ne pas confondre ces piqûres avec des trous disposés dans le sens de la largeur du feuillet dans lesquels on introduisait des lanières de parchemin pour réunir plusieurs parchemins et ainsi former un rouleau10


Quels outils étaient utilisés ? Poinçon, pointe sèche, compas ?


– deux pointes sèches ou stylets anglo-normands, datés autour de 1250, ont été retrouvées à Waterford en Irlande. Ils sont faits d’ivoire tourné et d’une pointe de fer. Longueur de l’objet : 9,1 cm (voir)



Qui s’occupait de la réglure ? Lorsque le feuillet était orné d’une miniature, c’est peut-être l’enlumineur qui se chargeait de la réglure ou du moins du réglage des espaces à ménager pour l’écriture et l’illustration selon une unité de mesure bien précise, que l’on retrouvait dans l’enluminure. Dans celle-ci d’ailleurs,  on  retrouvait avant toute chose l’application et le respect du nombre d’or.


Lorsqu’il s’agissait d’un feuillet seulement écrit, sans doute était-ce le copiste qui se chargeait de la réglure.


Une autre question pourrait se poser, la réglure dépendait-elle de critères tels que : la période historique, le lieu géographique, le choix personnel du calligraphe ?


Comme nous le dit Denis Muzerelle dans son «Répertoire méthodique des termes français relatifs aux manuscrits »11: « confrontée à d’autres éléments codicologiques, la réglure permet aussi de rapprocher les manuscrits issus d’un même scriptorium voire d’un même copiste. Elle fournit également des indications chronologiques et géographiques quant à la réalisation d’un manuscrit. »


L’ensemble des lignes horizontales parallèles qui vont guider l’écriture s’appelle la linéation. L’espace compris entre deux lignes tracées constitue l’unité de réglure;  l’interligne , lui, est l’espace compris entre la base d’une ligne d’écriture et la suivante.

 



Les marges :

Si nous revenons à la justification, une place importante est celle des marges situées justement à l’extérieur du cadre de justification.


On peut repérer :

-une marge de tête (haut de page);

-une marge de queue ou de pied;

-une marge latérale;

-une marge de couture ou interne (jointive à la couture);

-une marge de gouttière ou externe;

-une marge médiane ou entrecolonne.


Les marges accueillent : figures, enluminures, corrections, notes et commentaires, dépassements de la ligne graphique et parfois un colophon. Il est difficile de reconstituer la mise en page originelle avec la place qu’elle accordait aux marges lorsque les manuscrits ont été rognés par le relieur, ce qui est souvent le cas.12


Dans les marges, on peut trouver les réclames.

Liens complémentaires :

  • Article de Thom Gobbit sur la réglure du Liber legis langobardorum (Padoue, Biblioteca del Seminario Vescoville, MS DXXVIII) ;


Les réclames :

Philippe BOBICHON nous en donne une définition :

«  Les réclames sont le plus souvent horizontales mais aussi parfois verticales. Leur emploi se généralise dans les manuscrits occidentaux à partir du XIIème. Il peut être systématique ou très aléatoire et parfois combiné dans un même manuscrit avec d’autres pratiques, par exemple l’interruption du mot à la dernière lettre entrant dans le cadre de justification et la reprise de ce mot à partir de la première lettre au début du feuillet suivant;  ou encore la contre-réclame ( reprise du dernier mot du verso au recto suivant). Souvent décorées, les réclames ne sont pas nécessairement de la main du copiste. Une méthode plus ancienne consistait à numéroter les cahiers (ou les feuillets, à partir du XIIème en occident avec le développement des tables des matières : foliotation.)avec un élément appartenant à une série évolutive (lettres, chiffres, lettres à valeur de chiffres, combinaison de lettres, etc.…) et diversement situé sur le premier et/ou le dernier feuillet du cahier ( centre ou angle de la marge inférieure ou supérieure, feuillets recto ou verso, etc. …L’insertion d’une double numérotation (à partir du XIIIème pour les manuscrits latins) préserve à la fois l’ordre des cahiers et celui des feuillets à l’intérieur des cahiers.


Il convient de distinguer pagination (numérotation des pages dans les imprimés) foliotation (numérotation des feuillets dans un manuscrit) et signatures ( chiffres, lettres ou signes utilisés pour indiquer le numéro d’ordre des cahiers ou des bi feuillets  dans les manuscrits). »((BOBICHON Philippe, op. cit.)


Ce qu’on peut trouver aussi comme petit signe dans une marge (ou dans un texte) c’est une astérisque (du grec  asterikos = petite étoile). C’est un signe vertical ou oblique formé de deux traits se coupant à angle droit et cantonnés de plusieurs points.


L’œil du lecteur  se doit d’être guidé par les lignes d’écriture, il l’est également par les divisions du texte qui apparaissent nettement grâce à l’emploi des initiales mais aussi des rubriques à l’encre rouge.



Rubrication :

Les rubriques (du latin : ruber = rouge ) sont écrites soit par le copiste lui-même, soit par un spécialiste des rubriques : le rubricateur. Elles structurent le manuscrit, lui donnent un rythme tout en mettant en valeur les titres, les paragraphes, les intitulés de parties etc. Souvent, après la rubrication, le texte était vérifié par un correcteur. Ce terme de rubrique est d’ailleurs passé ensuite dans la langue courante.


Les initiales commencent un ouvrage et sont vraiment là pour mettre le texte en valeur et en faciliter la lecture. Elles contribuent aussi bien sûr à l’esthétique et au rythme visuel qui est ainsi donné à la page de manuscrit.


Il y a différentes sortes d’initiales : celles qui sont en saillie dans la marge (hors de la justification), d’autres sont ornées ou filigranées ( sans fond peint) ou historiées (représentation figurée pour aider à la compréhension du texte ou l’étayer).Et on trouve également des lettrines qui sont des initiales assez grandes qui se détachent sur un fond peint ou historié ou en or. Les initiales que l’on va ensuite rencontrer dans le texte sont appelées initiales secondaires.



Reconstitution Dame Maëlle - Aisling-1198

Lettrine E sur fond d’or tirée d’une copie de 1480 du livre 3 des « Chroniques » de Jean Froissart, f°288v

Initiale P filigranée tirée du «missel à l’usage de St Nicaise de Reims » F° 70 (XIIIème )


















Reconstitution Dame Maëlle - Aisling-1198

Initiale O historiée tirée du « missel à l’usage de St Nicaise de Reims » f° 70 (XIIIème)

« Les textes antiques alignaient des lettres de même taille et de même module. Ce traitement particulier de l’écriture reflétait la primauté de l’oral sur l’écrit dans le monde classique et donc la fonction essentiellement pratique de l’écriture, impliquant qu’elle fut entendue plutôt que lue. L’adoption de lettres de formes décoratives qui apparait à l’aube du moyen-âge annonce un changement radical dans la conception que l’on pouvait avoir des textes et une tendance à assigner une signification sacrée ou magique au signe verbal dans ses manifestations phonétiques ou matérielles. »13 D’où l’importance et l’attention particulière accordée à des noms et à des lettres sacrées : le nom de l’empereur, le monogramme Chi Rho du Christ c’est-à-dire le Chrisme ou Christo gramme, combinaison des lettres grecques X et P représentant le mot Christos (voir celui du livre de Kells).


Deux manuscrits de la deuxième moitié du VIIIème, le «Sacramentaire de Gellone» à Paris et le «Psautier Vespasien » de la British Library contiennent les premières initiales connues de ce genre.14





Pied de mouche tiré du livre des simples médecines de Matthaeus Platearus (XVème s.), Reconstitution Dame Maëlle, Aisling-1198

Ce petit signe rouge ne doit pas être confondu avec une initiale. C’est ce qu’on appelle un « pied de mouche » que l’on commence à trouver au XIIIème. Sa forme est influencée par l’initiale du mot « caput » (= tête).Ces pieds de mouche structurent les passages importants et sont parfois même prolongés par des « antennes » plus ou moins longues qui vont attirer l’attention du lecteur sur un mot ou une phrase particulière. Parfois, ils sont utilisés juste à des fins décoratives car étant aussi en rouge, ils ornent bien le texte.



Pied de mouche tiré du livre des simples médecines de Mattheaus Platearus (XVème s.), Reconstitution Dame Maëlle, Aisling-1198

Ce «  pied de mouche », tout comme les initiales, pouvait être rouge, filigrané en bleu  (ou en noir), ou bleu et donc filigrané en rouge.









Dame Maëlle

 




Contact: aisling – neuf.fr

(remplacer le – par @)


  1. MEEHAN Bernard, Le livre de Kells, l’objet le plus précieux d’Occident, Thames & Hudson, 1994/1995 pour la traduction française, p79, f°309r, lignes 3 et 4, la ligne d’écriture se poursuit sur la ligne supérieure et non sur la ligne inférieure []
  2. GASSE-GRANGJEAN Marie-José, Manuscrits  médiévaux des monastères et chapitres vosgiens. Catalogue et inventaire, thèse de l’Université de Nancy-2, 2002 consultable en ligne []
  3. VORONOVA Tamara, STERLIGOV Andreï, Manuscrits enluminés occidentaux. VIIIe-XVIe siècle, Ed Parkstone Aurora, 1996 []
  4. VORONOVA Tamara, Op. cit., p.144 []
  5. TRULLEMANS Elise, Quatre registres comptables de la Seigneurie de Cysoing 1437-1440, Archives départementales du Nord J472/310, Université de Lille 3, 2009, consultable en ligne


    Voir aussi l’article : La page de parchemin, Université de Montpellier, en ligne []

  6. BOBICHON Philippe, avec la collaboration de Thierry Buquet, Justine Hatte, Gilles Kagan, Anne Laurent, Christine Melin et Cyril Masset, « Justification », dans Mise en page et mise en texte des manuscrits hébreux, grecs, latins, romans et arabes, Paris, IRHT, 2008 (Ædilis, Publications pédagogiques, 5) [En ligne]. Philippe BOBICHON est chargé de recherches à la section hébraïque de l’IRHT []
  7. ¿Que es una Mistara? par Rodrigo ORTEGA []
  8. GUMBERT J.-P.,  Ruling by rake and board : notes on some late medieval ruling techniques, p. 41 à 54 dans The role of the book in medieval culture, proceedings of the Oxford International Symposium, 26 Sept-1 Oct 1982, ed Peter GANZ ; Turnhout : Brepols, 1986. 2 vol., 153 et 133 pages. Bibliologia, 3 et 4. []
  9. MIELLE DE BECDELIEVRE Dominique, Prêcher en silence : enquête codologique sur les manuscrits du XIIème siècle provenant de la Grande Chartreuse, Université de Saint Etienne, 2004, consultable en ligne []
  10. CHALANDON Ferdinand. La diplomatique des Normands de Sicile et de l’Italie méridionale. dans Mélanges d’archéologie et d’histoire, T. 20, 1900. pp. 155-197. Consultable en ligne []
  11. MUZERELLE Denis, Répertoire méthodique des termes français relatifs aux manuscrits, 1985 consultable en ligne []
  12. BOBICHON Philippe, Op. cit. []
  13. CAHN Walter, La bible romane, chefs d’œuvre de l’enluminure, Office du livre, Fribourg, Suisse, 1982 []
  14. CAHN Walter, Op. cit. []

4 Responsesso far.

  1. Blue B. dit :

    Merci, très intéressant. Merci pour la bibliographie.

  2. Aurelio Ferreri dit :

    Merci belle source d’inspiration !!

  3. marion dit :

    Bravo et merci pour votre travail et pour les précisions. On sent votre passion, et on apprend beaucoup. Félicitations pour vos enluminures.

  4. Alban dit :

    Merci pour ces détails précis. Continuez !

Répondre à marion Annuler la réponse